Depuis 15 jours, la zone européenne est devenue l’épicentre de l’épidémie due au virus Covid-19. Cette crise sanitaire a réduit très fortement l’activité de beaucoup d’entreprises européennes.
Ce dossier d’actualité présente les points de vue de trois experts-comptables européens et d’un membre de l’Ordre de Lisbonne.
Il s’agit d’un état des lieux de l’expertise-comptable en Italie, au Portugal, en Allemagne et en France. Ils reviennent également sur les premières mesures prises par ces différents pays pour faire face aux difficultés rencontrées par leurs clients.
Cet entretien croisé a été rédigé en collaboration avec l’association ECA Young Team.
Présentation des intervenants
Cyril Degrilart, Expert-comptable indépendant, Paris 15e, moins de 5 salariés, clients principaux : TPE (notamment dans l’e-commerce).
Stefano VIGNOLI, associé du cabinet STUDIO VIGNOLI, Florence (Italie), 10 salariés, clients principaux : PME italiennes et filiales italiennes de groupes internationaux.
Ferreira da Silva João, OCC chief advissor, Lisbon.
Norbert Bieber, associé-gérant de la Bieber Audit & Global Solutions GmbH, Sarrebruck (Allemagne), 10 salariés, clients principaux : entreprises ayant une activité transfrontalière au sein de l’UE, et en particulier dans l’espace franco-allemand.
Commissaire aux comptes en droit français et droit allemand (Wirtschaftsprüfer), expert-comptable en droit français / expert certifié en évaluation d’entreprises CCEF, conseiller du commerce extérieur (CCE) de la République Française.
Quels sont les principaux impacts pour les cabinets d’expertise comptable de votre pays ?
N.B (confrère allemand) : Dans un premier temps, il s’agit de continuer à réaliser notre travail quotidien pour nos clients tout en respectant le devoir de précaution que nous avons en tant qu’employeur pour préserver la santé de nos salariés au sein du cabinet.
La plupart de nos clients sont des entreprises françaises, allemandes ou internationales. Nous recevons donc à toute heure de la journée des demandes de renseignements sur les aides qu’elles pourraient percevoir pendant la durée de la crise du COVID-19. Nous nous préparons au pire. C’est pourquoi je passe beaucoup de temps au téléphone avec les dirigeants, pour réfléchir ensemble sur la manière dont leur trésorerie va évoluer dans les prochaines semaines et s’il est possible de trouver des modèles économiques alternatifs. Pour les petites entreprises, j’ai déjà dû téléphoner aux banques pour leur obtenir des moyens de financements supplémentaires. Je pense que prochainement nous devrons nous préparer à établir des déclarations de cessation des paiements pour certaines. De manière inattendue, la mise en place de l’indemnité de chômage partiel, qui a été simplifiée par le gouvernement allemand avec effet rétroactif au 1er mars 2020, absorbe également une grande partie de notre temps de travail à court terme. Par ailleurs, cette crise nousoblige à surveiller en permanence la manière dont ses évolutions imprévisibles et leurs effets possibles pourraient affecter la préparation des états financiers et des rapports de gestion.
S.V (confrère italien) : Comme pour les autres activités économiques, les cabinets d’expertise-comptable se sont adaptés, en offrant la possibilité à leurs collaborateurs de télétravailler tout en limitant leurs déplacements.
L’activité des cabinets est et restera intense. Les experts-comptables demeurent les personnes de confiance des chefs d’entreprises. Dans cette période délicate, ces derniers ont d’autant plus besoin de conseils en continu, que ce soit pour continuer (ou interrompre) leurs activités que pour interpréter les nouveautés réglementaires.
En outre, l’activité d’expert-comptable fait partie des professions considérées comme “essentielles”. Les experts-comptables peuvent donc poursuivre leur activité et peuvent encore bénéficier de déplacements du domicile au bureau.
Enfin, nous nous posons de nombreuses questions quant à nos clients, et réfléchissons intensivement à notre activité future : combien de clients ne réussiront pas à survivre à cette grave crise économique ?
J.F.S (conseiller principal à l’OCC, Lisbonne) : Les principaux impacts sont :
- la mise en place du télétravail,
- la création et la mise en œuvre de nouveaux business models pour les cabinets,
- la manière de se connecter avec leurs clients,
- dans un avenir proche, une gestion adaptée des défauts et délais de paiement des clients.
Les crises économiques sont à venir, et sont peut-être même déjà là. Dans ce contexte, les experts-comptables souffriront au moins autant que les entreprises.
Quels sont les principaux impacts pour les clients ?
NB : Nos clients s’efforcent de préparer l’avenir, leur plus grande peur n´étant pas le virus, mais celle du futur qui devient imprévisible. Bien que les entreprises allemandes aient augmentées leur part de financement par fonds propres et ont renforcées leur liquidités ces dernières années, elles vont rapidement se trouver acculées pour certaines du moins :
- elles perdront leur clientèle,
- la chaîne d’approvisionnement ne fonctionnera plus,
- les employés tomberont malades ou devront rester chez eux pour garder leurs enfants, sans oublier ceux, dont les commerces seront fermés par décrets.
Un représentant vient de m’informer qu’il n’avait plus à appeler ses clients car ceux-ci annulaient eux-mêmes les transactions et les rendez-vous.
A ce jour, les entreprises allemandes attendent les aides concrètes du gouvernement, qui ont été promises, mais qui n’existent pas encore dans les faits. Pour l’instant, les aides ne sont que des reports d’impôts ou des prêts simplifiés, ce qui signifie que les entreprises concernées s’endettent encore plus. Pour beaucoup d’entre-elles cela n’est pas une solution. Il est donc important de trouver des moyens pour réduire leurs frais fixes le plus rapidement possible. Pour compliquer la situation, très peu de décisions sont prises au niveau national, mais plutôt au niveau des États en raison du fédéralisme de l’Allemagne. C’est autant une source de complication pour nous que pour nous nos clients internationaux.
S.V : Les impacts sont très variables en fonction de la zone d’activité des entreprises, mais surtout en fonction du secteur. Le panorama est en effet ample : du commerce alimentaire de détail n’ayant pas subi de conséquences négatives, jusqu’aux secteurs du sport, des divertissements ou du tourisme qui subissent, et subiront encore, un impact substantiel.
La survie de ces entreprises dépend aussi des mesures que notre gouvernement sera en mesure d’activer pour relancer notre économie une fois l’urgence sanitaire terminée.
J.F.S : Cette crise à des répercussions très similaires pour les experts-comptables et leurs clients. La mise en place du télétravail et la perte de clientèle ont un impact important sur la trésorerie des entreprises.
C.D (confrère français) : L’activité e-commerce a été également touché par les événements mondiaux actuels, et en particulier le « Dropshipping ». Cette technique consiste à acheter des produits en Chine et à les revendre en France et ailleurs dans le monde. A ce jour, ces entités constatent une légère reprise du business avec les entreprises chinoises, néanmoins les ventes en France et dans le monde sont encore difficiles.
Pour plus d’informations sur les principales conséquences économiques pour les entreprises françaises : V. D.O Actualité 12/2020, n° 1 , « Coronavirus : point sur les mesures de prévention et d’accompagnement des entreprises » et V. D.O Actualité 13/2020, n° 1, « Coronavirus : adoption de mesures d’urgence pour faire face à la crise sanitaire ».
Quelles sont les principales mesures prises par votre Gouvernement en faveur des entreprises de votre pays ?
N.B : À l’heure actuelle, le Gouvernement fédéral allemand a uniquement publié des directives pour les Länder. Celles-ci concernent surtout le comportement à adopter dans les espaces publics. Ces mesures sont mises en place, mais de manière différente suivant les États fédéraux.
Un communiqué de presse du ministère de l’économie a été publié le 13 mars, qui assure que des liquidités seront mises à la disposition des entreprises et des commerces pour garantir la croissance et l’emploi.
Plus précisément, seule l’indemnité de chômage partiel a été assouplie rétroactivement au 1er mars.
Celui-ci peut être mis en place à partir d´un quota de 10 % des employés touchés par la perte de travail dans l’entreprise. Il n’est plus nécessaire d’apurer les soldes négatifs du temps de travail.
Les cotisations de sécurité sociale sont remboursées dans leur intégralité.
Les arrêts maladie sont pris en charge à 70%, comme jusqu´à présent par les caisses de maladie. Ceci est également le cas si une personne est mise en quarantaine.
En ce qui concerne les impôts, les administrations fiscales veulent créer des possibilités de report des versements des impôts et de réduction des acomptes.
On nous a également informé d´une aide d’un milliard d’euros pour les entreprises, avec notamment la possibilité d’augmenter les prêts qui sont donnés par la KFW, la banque d´état pour le soutien des entreprises.
Il n’y a malheureusement pas d´informations plus concrètes pour le moment, cependant la situation peut changer à tout instant.
S.V : Le Gouvernement Italien a adopté un Décret-loi le 16 mars 2020 (nommé « Cura Italia », Guérison Italie), allouant 25 milliards d’euros au secteur sanitaire, ainsi qu’au soutien financier et économique des entreprises, des travailleurs et des familles.
L’intervention comprend des mesures en faveur du renouvellement ou de l’allongement des aides aux entreprises et ménages, de l’extension à tous du chômage technique (cassa integrazione), ainsi que des sommes destinées aux travailleurs et familles restant à la maison ou devant se rendre au travail mais ayant besoin des services de garde d’enfants.
Ces interventions sont importantes mais ne suffisent malheureusement pas.
C’est pour cela que le gouvernement a annoncé un nouveau décret (plus ample), prévu pour la fin de l’urgence sanitaire, et qui doit donner une impulsion à la relance économique du pays, notamment au travers de mesures de simplification, d’innovation et de réduction des impôts.
Il faudra en effet une intervention choc pour relancer la production et la consommation du pays, et, en ce sens, l’interruption temporaire du pacte de stabilité européen est un bon signe.
J.F.S : Le Gouvernement portugais essaie d’apporter une aide financière aux entreprises. Avec la réduction abrupte de la consommation, l’économie génère moins d’argent. Moins d’argent signifie moins de liquidité et par conséquent, des difficultés de paiement. À la suite de cela, le gouvernement portugais a annoncé la mise en place de crédits avantageux pour les entreprises.
Pour plus d’informations sur les principales mesures prises par le Gouvernement français : V. D.O Actualité 12/2020, n° 1 , « Coronavirus : point sur les mesures de prévention et d’accompagnement des entreprises » et V. D.O Actualité 13/2020, n° 1, « Coronavirus : adoption de mesures d’urgence pour faire face à la crise sanitaire ».
Quelles sont les communications officielles de l’ordre de votre pays actuellement ?
NB : La chambre des commissaires aux comptes a mis en ligne une rubrique spécialement dédiée au COVID-19 sur son site internet, apportant des réponses concrètes aux questions que l’on est susceptible de se poser par rapport à cette crise : Que se passe-t-il si une entreprise n’est pas en mesure d’effectuer son inventaire à la date du bilan en raison de la pandémie ? Comment puis-je agir en tant que comptable en cas de retard dans la préparation et la vérification des états financiers annuels ? Qu’en est-il de la signature des rapports d’audit lorsque les employés sont en télétravail ?
Toutefois, si ces questions ont bien été soulevées, les réponses ne sont pas totalement claires du côté des instances professionnelles non plus. Il est également indiqué sur le site que des informations supplémentaires seront transmises lorsque cela sera nécessaire. En principe, ce sont aussi ces informations que nous transmettons à nos clients dès qu’elles sont disponibles.
S.V : En Italie, les sièges des Ordres locaux sont fermés au public, mais continuent d’assurer le déroulement des activités essentielles.
Bien entendu, les activités de formation de l’Ordre ou des instituts qui requièrent une présence physique des personnes sont suspendues.
L’Ordre italien a lancé des actions de soutien aux confrères, spécialement dans les zones les plus touchés par la crise, et maintenue les autres activités, comme celles liées à la circulaire du Conseil National concernant l’approfondissement et l’interprétation des règles issues du décret “Guérison Italie”. Des webinaires gratuits sont ainsi offerts aux collègues intéressés.
Nos représentants continuent d’échanger avec les institutions, qu’il s’agisse d’évoquer le déroulement des activités de la profession comptable ou de partager des solutions fiscales, économiques et financières, en faveur des entreprises qui subissent un fort contrecoup de cette crise.
Nous sommes aussi en train d’étudier l’impact de cette crise sur notre profession en matière, par exemple, de reporting, de droit des faillites et de commissariat aux comptes.
J.F.S : Le CCO envoie un bulletin quotidien à tous ses membres avec des informations sur les nouvelles mesures législatives et fiscales. Depuis le début de la pandémie OCC a créé sur son site Web (https://www.occ.pt/pt/) un emplacement spécifique contenant toutes les informations et analyses importantes (vidéos, tutoriels, lois, diagrammes et clarifications) (OCC COVID-19 informations : https://www.occ.pt/pt/noticias/covid-19-legislacao-e-informacoes-uteis/).
En outre, OCC a créé une chaine Youtube sur laquelle elle poste des vidéos de clarification où des spécialistes répondent aux questions, envoyées par e-mail par les membres de l’Ordre portugais. Ces sessions sont suivies par 50.000 à 60.000 personnes.
Pour plus d’informations sur les principales communications du CSOEC : V. D.O Actualité 12/2020, n° 1 , « Coronavirus : point sur les mesures de prévention et d’accompagnement des entreprises » et V. D.O Actualité 13/2020, n° 1, « Coronavirus : adoption de mesures d’urgence pour faire face à la crise sanitaire ».
Quels enseignements en tirez-vous d’ores et déjà pour l’avenir ?
N.B : La crise du COVID-19 nous montre que la pandémie se propage sur l’ensemble de la planète, et en raison de la mondialisation, les problèmes des uns peuvent rapidement devenir les problèmes de tous. D’un point de vue économique, les distances géographiques n’existent presque plus et le risque de crises globales est le prix à payer pour notre progrès. En même temps, nous remettons soudainement en question de nombreuses choses que nous considérions auparavant comme acquises.
Selon moi, le virus est un catalyseur et surtout un élément d’accélération d’une crise économique qui avait, en fait, déjà commencé. L’avenir nous apprendra ce qu’il adviendra des entreprises déjà surendettées et qui ne survivent actuellement qu’en raison des taux d’intérêts favorables.
S.V : Les entreprises, même les plus petites, doivent désormais faire face à des scenarii multiples et se préparer à affronter des situations de crises imprévues. Il nous apparait donc d’autant plus vital de diriger les entreprises actuelles avec une attention renforcée sur le contrôle de gestion, une patrimonialisation adéquate et un suivi des risques. Pour les entreprises de plus grande dimension, la présence d’une unité de crise permanente est aujourd’hui une nécessité.
Le coronavirus fera de nombreuses victimes, dont certaines entreprises. Comme pour les personnes, les entreprises plus fragiles, ayant des “pathologies” économiques et gestionnaires courent un risque important de cessation d’activité.
Au contraire, les entreprises saines, qui ont su planifier leur activité et, dans le même temps, développer leur capacité d’adaptation et investir dans la prévention des crises d’entreprises seront celles qui auront le plus de chances de rester indemnes.
J.F.S : Une harmonie mondiale et la coopération entre les pays, les gouvernements, les entreprises et les citoyens est nécessaire. Une réponse globale et coordonnée sauverait de nombreuses vies et limiterait les conséquences économiques à venir qui dureront encore plusieurs mois.
C.D : Les événements que nous vivions actuellement apportent un essor considérable au développement des solutions digitales : dématérialisation massive des documents, vidéoconférences pour les réunions et les formations, etc.
Nous constatons une nette diminution de la résistance au changement. Nous avons mis en place des solutions digitales dans l’urgence en quelques jours seulement, alors que sans résistance préalable nous aurions pu le faire bien avant avec une meilleure préparation sur plusieurs mois
Ce phénomène est comparable aux évolutions technologiques majeures apparues aux Etats-Unis au début des années 2000, à la suite des attentats du 11 septembre. De nombreuses universités avaient notamment mis en place des solutions online à destination de leurs étudiants.
Pour aller plus loin
- D.O Actualité 12/2020, n° 1, « Coronavirus : point sur les mesures de prévention et d’accompagnement des entreprises »
- D.O Actualité 13/2020, n° 1, « Coronavirus : adoption de mesures d’urgence pour faire face à la crise sanitaire »
[Covid-19] Les experts-comptables européens face à la crise économique
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